Esquisses et lettres: John Ruskin en Italie *
Ettore JANULARDO
Lors de ses voyages en Italie, l’oeil et la main de John Ruskin se consacrent d’une manière attentive et poétique à l’étude d’une image en transformation. Les métamorphoses du paysage et des villes d’Italie se situent entre son premier grand voyage dans la Péninsule (1840) et les conséquences de l’unification politique et de la modernisation du pays après 1861. Avec ses parents d’abord, en compagnie d’amis par la suite, les périples italiens de Ruskin définissent une idée sélective de la beauté et des lieux physiques où l’on peut la découvrir. Que ce soit à Rome et Naples selon les perspectives traditionnelles du Grand tour, ou dans les villes moyennes et petites du Centre-Nord de l’Italie – où souligner les valeurs de la tradition romane et de la conception artistique à la vénitienne –, ses journaux de voyages et ses lettres se font le double d’une approche revendiquant la nécessité d’une tâche artisanale et méthodique en ce qui concerne le choix de ce qu’on va reproduire et décrire. Et cette attitude sélective constitue évidemment un filtre actif par rapport à la realité qu’on croise.
En se proposant de souligner les aspects personnels de la vision et de l’écriture de Ruskin, cette communication fait spécialement appel aux lettres du deuxième grand voyage de l’artiste en Italie et aux messages qu’il adresse de Vérone à ses parents.
En 1840, à vingt-et-un an, John Ruskin (1819-1900) part en France et en Italie avec ses parents, après un début de tuberculeuse. Année cruciale, celle-ci, pour la formation de l’artiste-critique-écrivain: il rencontre William Turner (1775-1851), dont il avait déjà pu apprécier des aquarelles[1]; il commence par manifester une sorte d’hostilité intellectuelle vis-à-vis de la mentalité et de la société françaises; il traverse l’Italie se consacrant tout spécialement à Rome, Naples, Paestum, Venise, où il s’écrie, en arrivant en bateau le 6 mai 1841: «Dieu merci, je suis là. C’est le Paradis des villes […]»[2]. Héritage de l’itinéraire classique du Grand tour, ce voyage qu’on peut qualifier de santé ne représente que le prélude à la saison des études et des parcours librement choisis et réalisés par Ruskin.
Lors de son expérience suivante dans la Péninsule italienne en 1845, face à un contexte historico-social qui n’a pas sensiblement évolué par rapport à cinq ans auparavant, la perspective du voyage change d’une manière radicale. Pour la première fois sans ses parents, Ruskin part ici à la recherche d’une certaine image de l’Italie: on pourrait la qualifier d’Italie en mineur, où les tonalités des arts et des paysages pourraient restituer une musicalité harmonieuse et la connotation spirituelle de l’art roman et gothique. Le focus du voyage va ainsi privilégier d’une manière nette, passionnée mais assez souvent irritée, la visite des villes moyennes et petites du Centre-Nord de la Péninsule. Et le Voyage en Italie va se constituer, tout au long de l’itinéraire artistico-intellectuel de Ruskin, par une série quasi quotidienne de lettres de l’artiste ayant la fonction de rassurer sa famille, et tout spécialement son père, sur ses conditions psychiques après un premier échec amoureux. Le recueil épistolaire examiné est compris entre les dates du 23 avril et du 22 octobre 1845.
L’arrivée dans la Péninsule se fait en avril 1845, en passant par la région de Nice, encore sous l’admistration du Royaume de Sardaigne: «La Corniche au dessus de Nice et Monaco […] est superbe»[3], écrit Ruskin au début de son texte. La lettre suivante, envoyée d’Oneglia en Ligurie le 24 avril, introduit déjà une notation de type artistique: Ruskin est contraint d’écrire tard dans la soirée car il était resté à San Rémo pour «compléter une […] esquisse d’un beau fragment de palais et de deux merveilleux palmiers […]»[4]. La vision des gens rencontrés dans la rue se fait d’emblée observation esthétique et suggestion artistique: puisque les visages apparaissent «très laids, mais toujours impressionnants»[5], Ruskin attaque les artistes qui ne savent peindre que des paysans aux vêtements immaculés; il faudrait par contre savoir profiter de la richesse picturale de la saleté, capable de fournir des nuances chromatiques extraordinaires aux personnages et aux scènes représentés. Et le contexte humain semble favorable aux positions théoriques exprimées par le critique, puisqu’il rencontre beaucoup de mendiants et d’hommes oisifs, tandis que les femmes travaillent durement, même dans la construction de bâtiments.
On assiste ainsi à un premier volet de la faculté sélective de la part du critique, capable de passer de la vision d’une sorte de paysage humain à une ébauche de réflexion théorique: et l’on remarquera d’autres exemples de cet empirisme esthétique. Au même mois de l’arrivée de Ruskin en Italie va se terminer le long séjour dans la Péninsule d’un autre anglais sur les traces du Grand tour: Charles Dickens. Arrivé en Ligurie en juillet 1844, le romancier restera en Italie jusqu’au printemps de l’année suivante (avec l’intermède de quelques semaines en Angleterre): et en avril 1845 les deux artistes sont dans la même région, dans le territoire de Gênes, où Dickens séjourne au “Palazzo delle Peschiere” choisi comme sa résidence italienne. Transformées en articles pour le Daily News et retravailleés dans le but de donner vie au volume Pictures from Italy, les lettres de voyage envoyées à ses amis par l’écrivain constituent un recueil pour lequel Dickens précise ne pas avoir voulu s’occuper de la politique italienne ou des beaux-arts, car il ne présente qu’une suite d’impressions et «d’ombres sur l’eau»[6]. Bien qu’il s’agisse d’une résolution difficile à tenir sur le sol italien[7], le romancier se montre plus attentif aux menus aspects de ses journées – en composant un cadre expérientiel dont il va longtemps garder le souvenir – qu’à se faire protagoniste d’une vision séléctive de la réalité italienne et analytique de son patrimoine artistique.
On constate là une différence par rapport à la perspective adoptée par Ruskin, soumettant dans ses lettres tout le champ visuel au choix systématique de ce qu’il va mettre en valeur, par la description épistolaire ou par ses croquis et aquarelles. Dans une lettre du 29 avril 1845, Ruskin donne un exemple de sa capacité de fournir des segments descriptifs adaptés aux sections différentes de la côte ligurienne. Après avoir traversé le paysage «laid et aride» le long de la route menant de Savone à Gênes, Ruskin apprécie la route très belle à l’est du chef-lieu, où l’air sent les citrons. Et dans la lettre suivante, le critique décrit l’attitude des paysans qui chantent dans le village en donnant comme référence visuelle la fresque de l’école de Raphaël avec l’interprétation des rêves de la part de Joseph: et il suffira au père de Ruskin de regarder le «gros volume» à l’étage pour retrouver l’allure de ces paysans dans une sorte de corrélat objectif.
Son voyage de 1845 est marqué par les étapes à Oneglia, Savone, Sestri, La Spezia, Lucques, Pise, Pistoia, Florence. Différemment de ce qu’il avait fait avec ses parents cinq ans auparavant, Ruskin[8] va par la suite construire un périple le conduisant à Bologne, Parme, Pavie, Milan, Côme, le Val d’Ossola au Piémont, quelques villages des grands lacs du Nord de l’Italie, Vérone, Venise, Padoue, avant de rentrer en Angleterre en passant par la Suisse. Cet itinéraire correspond au désir de définir un parcours géographique qui se fait structure d’une maturation personnelle et mise à l’épreuve de ses connaissances et de ses théories. Les paysages et les arts de l’Italie constituent ainsi un banc d’essai suffisamment important pour faire évoluer son approche à l’étude du panorama visuel. Mais la réalité historique et sociale italienne n’est utile et valable, dans cette perspective, que si elle s’accorde aux choix ésthétiques de l’artiste anglais: tout ce qui pourrait le distraire de ses recherches et le gêner le long de son voyage devient l’objet de critiques ne prenant pas en compte l’évolution de l’histoire italienne à l’époque du Risorgimento.
Bien qu’il écrive «go to Nature […] rejecting nothing, selecting nothing […]»[9], l’approche de Ruskin nous apparaît très séléctive dans la définition de son itinéraire de voyage, dans le choix de ce qu’il va rapporter dans ses lettres, dans le cadrage de ses esquisses et aquarelles, dans le refus de percevoir les métamorphoses de la société italienne, le poussant ainsi à désirer qu’on ne restaure pas les marbres et les pièces plus anciens, qu’il se dépêche pourtant de reproduire ou d’acheter avant leur écroulement. Et l’on observe d’ailleurs que les
«présupposés de son esthétique conduisent aussi à rejeter du champ de l’art tout ce qui n’est pas dans la Nature mais procède de la civilisation (ainsi les villes ou les objets). La Beauté ne résiderait que dans ce qui ne porte pas la trace de l’homme, et Ruskin accuse l’art d’être en décadence depuis le XVe siècle […]»[10].
On peut reconnaître une série de lettres liées au contexte des villes toscanes et à la fascination spéciale pour les richesses artistiques de Lucques et de Pise[11], premières étapes importantes de ce voyage italien. En Toscane, l’attention pour les œuvres admirées est une source constante de réflexions sur les valeurs et les écoles italiennes de peinture au Moyen Âge et à la Renaissance, avec de l’admiration spécifique pour la triade Giotto, Andrea Orcagna, Michel-Ange, que Ruskin considère les «piliers»[12] d’un pont sur lequel tous les artistes seraient «passés»[13]: mais il lui reste à étudier de près Masaccio, qu’il peine à bien situer dans sa vision de l’art italien. La passion pour ce qu’il voit et reproduit à la main le fait emporter contre les dégradations subies par les architectures, les marbres et les peintures exposés aux intempéries ou aux dégâts causés par les gens. S’il attaque d’une manière nette les Italiens qui se désintéressent de leur patrimoine artistique, dans une lettre de Florence datée du 31 mai Ruskin critique également les Anglais qui pourraient subventionner des travaux de sauvegarde et qui, sollicités par l’artiste, préfèrent dépenser leur argent à des fins personnelles plutôt que de se rendre utiles à la nation qu’ils visitent en touristes[14]. La signification ultime des aquarelles et des croquis italiens de Ruskin réside donc dans sa conviction que le panorama artistique de la Péninsule est en danger et qu’il faut se hâter de le protéger et d’en laisser des traces visuelles avant sa progressive disparition. Le dessin est pour lui le moyen le plus adapté pour cerner et mettre en valeur des détails qu’il peut choisir en accord avec l’idée d’un pittoresque dans l’art qui soit le résultat d’une approche systématiquement culturelle: il s’agit donc d’un matériel de documentation et d’étude, sans indulgences vis-à-vis d’une représentation touristique ou commerciale. En faisant référence à la réflexion de Roland Barthes sur le «pictorialisme» en tant que «exagération de ce que la Photo pense d’elle-même»[15], on peut ici postuler que Ruskin fait du travail pictural et pas du pictorialisme, par anticipation sur le mouvement des “Arts & Crafts”.
Dans cette même lettre du 31 mai Ruskin paraît s’excuser avec son père de son apparente graphomanie: il ne saurait quoi faire s’il ne pouvait pas se plaindre et il n’écrit d’ailleurs à personne d’autre, même pas à Turner[16]. Et ce nom revient parfois dans les lettres d’Italie de Ruskin, qui avait rencontré pour la première fois le grand peintre britannique le 22 juin 1840 lors d’un dîner en Angleterre, en ressentant et en gardant toujours pour lui de l’estime et de l’admiration[17].
Apres le corpus épistolaire consacré aux villes toscanes, la lettre de Parme daté du 10 juillet 1845 est indicative d’une confrontation avec un contexte italien parfois difficile. On y souligne une série de vexations supportées lors du passages des frontières entre les États pontificaux et les Duchés de Modène et de Parme: un total de seize arrêts décrits avec un certain sarcasme mettant en lumière l’attitude des douaniers désireux d’un pourboire et la sensation de Ruskin de subir des vols[18]. Et dans la même lettre, qui semble marquer un tournant par rapport aux premières visions d’enchantement artistique rapportées de Lucques, Pise, Pistoia, Florence – mais les gens y étaient souvent déjà décrits de façon négative –, Ruskin avoue avoir donné l’aumône à une pauvre mère de Bologne non pas par une forme de solidarité mais en contrepartie de sa disponibilité à éloigner des mouches qui le dérangaient tandis qu’il travaillait à une esquisse[19].
Une échange contractuelle de telle sorte entre l’artiste et la mendiante introduit la dernière partie de cette lettre, où Ruskin remarque qu’il considère maintenant l’Italie d’une manière «beaucoup plus véritable»: elle lui apparaît «comme un livre», non pas «comme un rêve à interpréter. L’aura poétique est désormais dissoute, et rien de ce que je vois me fait oublier que je vis au XIX siècle»[20]. Et l’artiste de continuer: «[…] je suis devenu plus patriotique». En contemplant avec indifférence les Apennins, il se demande même: «Qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas dans ces collines […] est-il possible qu’elles ne plaisent pas?»[21]. La réponse est nette, quoique plutôt commune et banale: il ne s’agissait pas du Cumberlad ni des Highlands d’Écosse. La conclusion de cette lettre donne enfin un tranchant jugement négatif sur Modène, où l’artiste ne passera pas la nuit: «c’est une ville si déprimante» – sorte de «Stuttgart en ruines» – «que je me suis empressé»[22] de partir ailleurs.
Mais cet ailleurs ne correspond pour l’instant qu’à une indication chronologique. Datée du 11 juillet, la lettre suivante est encore écrite à Parme. En confirmant un étât d’âme inquiet et plutôt morose, on y lit du désir et de l’empressement de Ruskin de rejoindre les Alpes, qui ont ici, comme souvent chez l’artiste anglais, une double connotation: il s’agit des montagnes sur la route qui menera vers le retour et constituent aussi une forme de contact plus direct avec la nature, car elles «semblent avoir été bâties pour la race humaine, pour en être à la fois les écoles et les cathédrales»[23]. Et la phrase sur l’habitude à la critique qui «finit par rendre insensibles»[24] témoigne de cette sensibilité intellectuelle ruskinienne. Une partie de la missive est consacrée à une série de réflexions qui mélangent un jugement artistique – Ruskin s’avoue dégoûté et indigné par Le Corrège, accusé de réaliser des blasphèmes dans le domaine sacré – aux attaques contre «les tables italiennes»[25], trop sales évidemment aux yeux du voyageur anglais pour y placer ses lettres et ses dessins. Et la dernière moitié de cette lettre est consacrée à un véritable classement des peintres, qui sont ici groupés selon des catégories de l’art et de la morale. La «première classe» correspond à l’ «école de l’amour»[26], formée par Fra Angelico – qui ne serait pas à vrai dire un artiste, mais plutôt «un saint inspiré» –, Le Pérugin, Giovanni Bellini, Raphaël – pour ce qui est de ses premières œuvres – et d’autres qu’on pourrait qualifier de primitifs. La «deuxième classe» donne naissance à une «école de l’esprit» et l’on y retrouve Michel-Ange, Giotto, Orcagna, Benozzo Gozzoli, Léonard de Vinci, Domenico Ghirlandaio, Masaccio. La «troisième classe» est l’ «école de la peinture en elle-même»: Ruskin y attribue le Titien, Giorgione, Giovanni Bellini, Masaccio et Ghirlandaio encore une fois, Véronèse, Le Tintoret[27], Van Eyck, Rubens, Rembrandt, Vélasquez. La «quatrième classe» est l’ «école de la faute et du vice»[28] – il suffit de citer à ce sujet un passage des Pierres de Venise: «La mythologie, d’abord mal comprise, puis pervertie en débile sensualité, remplaça les sujets religieux devenus, d’ailleurs, blasphématoires sous le pinceau des Carracci»[29] – et l’on y retrouve des artistes des XVIe et XVIIe siècle tels que Les Carracci, Guido Reni, Le Corrège, les dernières œuvres de Raphaël, Le Caravage et des peintres paysagistes non nommés. Et cette dernière remarque témoigne encore une fois d’une attitude méfiante face aux représentations purement pittoresques du paysage.
La lettre de Milan datée du 16 juillet relate de quelques incidents concernant les roues de son carrosse et d’une déception relative à la visite de la Chartreuse de Pavie, merveilleuse au point de vue de l’apparence fastueuse mais très désagréable pour ce qui est de la qualité artistique. Et avec un mot dont on retrouvera l’écho par la suite, mélangeant considérations esthétiques et nostalgie du début de son voyage italien, Ruskin ne peut s’empêcher d’écrire qu’une «bribe de cloître florentin […] et la plus petite des œuvres d’Orcagna»[30] vaut beaucoup plus que les scultures de Pavie: le «grand art de Florence» lui a causé une telle excitation mentale qu’il ne pourra rien ressentir de comparable avant de pouvoir rejoindre «quelques glaciers»[31]. Et la lettre du 17 juillet exprime une sorte de renversement de la perspective sur l’Italie et les Italiens, puisqu’on y lit que Milan est agréable car il s’agirait d’une ville «beaucoup plus italienne que Florence en ce qui concerne les gens»[32]: on n’y est pas dérangée lors du travail d’étude et de dessin.
Datée du 20 juillet, la missive de Côme au matin est l’une des plus violentes contre l’étât présent de la société italienne, ou bien contre l’idée que Ruskin s’en fait tout au long de son voyage.
Après avoir écrit à son père ne pas avoir eu la chance de rencontrer quelqu’un qui ressemble à sa propre espèce humaine, il déclare qu’il lui suffira de dire «Oh, mes frères Italiens»[33] pour imiter Saint François s’adressant aux loups et aux oiseaux et se sentir ainsi riche d’humilité chrétienne. Il se réjouit des chiens dans les lieux de culte, car ce sont les seules créatures «dignes de fréquenter la maison du Seigneur»[34]; et si le Jugement dernier était proche, le diable ne devrait rien payer pour les Italiens, déjà suffisamment pourris. Mais l’endroit lui paraît charmant et l’itinéraire qui traverse Monza est vraiment magnifique: et il s’agit ici de l’un des passages où l’on perçoit parfaitement la dichotomie entre l’amour pour les paysages naturels et pour les belles réalisations artistiques et la détestation des gens qu’il n’accepte pas de comprendre.
Cette forme d’exaspération vis-à-vis du contexte humain, et donc du scénario vivant et concret de son époque, devient structurellement nécessaire à la création d’un cadrage partiel de la réalité à reproduire par ces dessins et aquarelles, de même qu’à la proposition d’une théorie esthétique, très sélective par rapport à la valeur des mouvements artistiques, où la signification spirituelle met en perspective la succession des approches et des styles. C’est ce qu’on peut lire dans Les Pierres de Venise, qui sonnent le glas de la Renaissance «rationaliste»:
«Deux grandes catégories d’adversaires s’élevèrent contre la papauté corrompue: en Allemagne, les protestants; en France et en Italie les rationalistes. L’une demandait la purification de la religion; l’autre, sa destruction. Le protestant conservait la religion, mais repoussait les hérésies de Rome et jusqu’à son art […]. Les rationalistes, eux, gardèrent l’art et rejetèrent la religion. Leur art fut celui de la Renaissance, marqué par un retour au système païen, non pour l’adopter au lieu et place du christianisme, mais pour l’étudier et l’imiter. En peinture, il a pour chef Jules Romain et Nicolas Poussin; en architecture, Sansovino et Palladio»[35].
Sur le même sujet, dans une lettre du 22 juillet où Ruskin nomme une ville qui lui est très chère en Italie, Vérone, les tombeaux (Arche) des Scaligeri sont cités comme étant «simples, essentiels, sévères» par rapport à «l’univers gothique moderne» décidément «surchargé»: et il en va de même pour ce qui concerne le goût de la «décoration». Après une petite observation sur «la richesse du matériel» dont ces tombeaux sont réalisés, l’écrivain anglais conclut cette lettre sans transition en écrivant que les gens de Côme et de cette région appartiennent à «une race plus belle que celle du Sud» de l’Italie et qu’on ne voit pas de fainéants ici comme on en trouve dans les collines aux alentours de Florence.
«Ma chère maman, me voici enfin dans un lieu qui est fait pour moi […], en dehors de tout itinéraire, à une distance de sécurité du dégoût et des puanteurs italiens, là où tout est pur et luisant»: c’est le début d’une lettre du 24 juillet de Macugnaga, à l’extrémité septentrionale du Piémont, tout près du Mont Rose et de la frontière suisse. Mais une déception va se profiler, car il ne s’agit pas d’un endroit aussi pittoresque que Zermatt: c’est plutôt «comme si le Mont Rose avait concentré ses propres énergies sur l’autre versant».
On peut suivre les pérégrinations de Ruskin le long de la frontière italo-suisse, avant les dernières semaines de son séjour dans la Vénétie. Une lettre de Faido dans le Canton du Tessin, datée du 15 août, se termine par quelques observations sur les routes et les ponts près d’Airolo: c’est l’un des sujets de Turner, qui avait éliminé dans sa représentation ce qui lui déplaisait, dont Ruskin va ici exécuter deux esquisses en forme d’hommage au grand artiste qu’il admire et au paysage l’ayant séduit. On pourrait ainsi à nouveau citer La Gloire des montagnes, où l’on lit que elles sont
«pleines de trésors de manuscrits enluminés pour le savant, aimables en leurs simples leçons pour le travailleur, calmes en leurs pâles cloîtres pour le penseur, glorieuses en sainteté pour celui qui adore. […] ces grandes cathédrales de la terre aux portes de rochers, aux parvis de nuages, aux chœurs d’eau courante et de pierre, aux autels de neige, aux voûtes de pourpre traversées d’étoiles innombrables»[36].
Deux jours plus tard l’artiste-écrivain examine à nouveau ses deux esquisses «à la Turner» en remarquant leur ressemblance avec le tableau du maître britannique et en soulignant encore une fois son procédé de sélection et de modification de la vision par rapport à la scène authentique. Et quand il va partir à Locarno, Ruskin compte pouvoir encore retrouver des sujets turneriens le long de la route.
La lettre de Baveno sur le Lac Majeur, datée du 24 août, est la plus longuement et explicitement consacrée à une lecture socio-politique de la situation péninsulaire de l’époque. En commentant des considérations de l’historien et économiste suisse Jean de Sismondi (1773-1842) sur les responsabilités civiques qui peuvent rendre les hommes meilleurs, Ruskin ne peut s’interdire d’observer que, sous son ancien gouvernement républicain, Florence a connu une époque de splendeur intellectuelle comparable à l’âge classique d’Athènes, mais au prix d’une forme de tyrannie violente, faite de conflits, destructions, exils, tandis que la République de Venise codifie cette structure oligarchique en régime héréditaire. Et si l’Angleterre ne réalise rien qui soit grand, sauf à l’époque de Shakespeare et pendant les guerres, la Révolution française a montré la pauvreté intellectuelle et la rage de ce peuple. Par une série de réflexions à la limite du paradoxe, après avoir écrit qu’il est en train de devenir «plus républicain»[37], Ruskin conclut cette sorte de petit traité politique en déclarant que «le gouvernement actuel de Florence»[38] lui semble le pire des régimes politiques possibles, car le Grand-Duc est un brave type, la population se montre calme et les marchés sont bien fournis: mais il s’agirait d’un gouvernement qui transforme ses sujets «en légumes»[39].
Ce discours semble se prolonger dans une lettre de Desenzano datée du 6 septembre. Au début du texte, Ruskin réitère qu’il est fatigué de se trouver en Italie, une nation d’ «idiots»[40] perfides avec de l’intelligence à peine suffisante pour être responsables de leurs vices. Mais le paysage des lacs lombards paraît l’enthousiasmer, car il définit «superbe» la route qui descend vers Lecco: et l’écriture utilise des termes picturaux tels que «tonalités douces, sublimes» pour décrire ce qu’il appelle «la scène la plus belle vue en Italie, bien que souillée par les gens»[41]. Son «amour pour le dispotisme» va être mis à dure épreuve puisqu’il peut accepter ce régime quand il est propre à chaque pays, mais on se trouve ici en Lombardie sous le gouvernement «dégoûtant» et «exécrable»[42] des Autrichiens qui font recours à des contrôles policiers dégradants envers la population[43]. Et Ruskin d’admettre: «Je regarde en arrière, vers Pise et Lucques, et c’est la partie la plus belle de mon voyage»[44]. A quatre heures du matin, il termine sa missive par une exclamation concernant «cette belle Vérone, pas encore défigurée, Dieu merci»[45].
Mais le jour juivant, le 7 septembre, il va partiellement changer d’avis sur la ville scaligère. Bien qu’il y ait des coins et des édifices jugés «intacts», la visite de la ville favorise d’autres attaques contre les Italiens, qu’il faudrait «rôtir dans le soufre»[46]. Et à la limite du dégoût, Ruskin déclare qu’il pourrait abandonner l’art pour se consacrer aux arbres et aux pierres. Il est quand même intéressant de remarquer que la «poésie»[47] de Vérone semble au critique anglais beaucoup plus riche que celle de n’importe quelle ville européenne, Venise incluse, car cette dernière est trop fréquentée et ses rues, si voyantes, donnent l’impression d’avoir été réalisées pour faire étalage plutôt que «pour y vivre»[48]. Même s’ils ont un aspect plus pauvre que ceux de l’ancienne ex-République maritime, les immeubles de Vérone se montrent dignes d’une étude attentive, car les rapprochements entre eux sont plus harmonieux qu’à Venise: et les fragments architecturaux des plus solennels édifices seront reproduits par une série de dessins que Ruskin, de plus en plus précis dans son goût des détails, se propose de réaliser. L’attention du critique pour une sorte d’anatomie architecturale et le fait que les vues de Vérone sont moins connues que celles de Venise permettent au déssinateur une petite tricherie par rapport au désir exprimé par son amie Mme Cockburn de recevoir un cadeau artistique: au lieu de lui offrir la reproduction promise d’un coin de la ville lagunaire, où il n’y aura pas beaucoup de temps pour pouvoir faire des esquisses, Ruskin lui donnera un dessin fait à Vérone… L’appréciation pour la ville des Scaligeri est constante de la part de l’écrivain britannique: tout en déclarant la préférer à Florence, il apprécie les balcons et la musique qui s’en dégage. Et même les habitants, comparés aux gens du Sud de l’Italie, paraissent «appartenir à une race différente […] plus laborieuse et humaine»[49], tandis que les enfants regardant Ruskin dessiner s’adonnent à des commentaires plus intéressants et vifs qu’ailleurs.
Ruskin a la possibilité de visiter une quinzaine de fois Vérone – la dernière en 1888 – et la considère la place qu’il préfère en Italie. En octobre 1835 il s’arrête pour la première fois en cette ville, lui inspirant déjà des vers sur les Arènes sous les reflets de la lune[50]. D’autres occasions de visiter la Vénétie se présentent les années suivantes et on peut souligner qu’en 1852 Ruskin, accompagné de sa femme Effie (Euphemia Gray), a la vision d’un jardin aux alentours de Vérone qui marque une sorte de jonction entre la réalité de l’observateur qu’il est actuellement et le jeune adolescent qui rêvait de voyager en Italie en feuilletant les pages du livre illustré par Turner reçu en cadeau: «[…] a fine Italian garden and avenue of cypresses […] with fountains and statues, like the Vignettes in Rogers’ Italy»[51].
Un tournant dans l’attitude de Ruskin face à l’évolution de l’histoire de la Péninsule et de son Risorgimento est marqué par son article The Italian Question, de 1859[52]. Tout en rappelant l’attitude aimable des officiers autrichiens lors de ses séjours à Vérone, l’artiste-écrivain va prendre une position favorable au processus d’unification nationale entamée par le Royaume de Sardaigne: mais l’annexion de la Vénétie ne se fera qu’en 1866.
Lors de son séjour le plus long à Vérone, en 1869, quand il y passe deux mois et demi, l’artiste en fait finalement le noyau emblématique d’une perception capable de fondre en deux lignes – au point de vue, pour ainsi dire, structurel et technique – la géographie et la peinture: «[…] il n’y a rien qui ressemble davantage à un tableau que la couleur du paysage italien»[53] (Lettre de Vérone du 21 mai 1869). Et si en 1871 encore, dans une lettre au directeur du “Daily Telegraph” Ruskin écrit: «I wanted, and I still want, to buy Verona […] for England»[54], on en conclut que la réalité esthétique péninsulaire peut s’accorder à sa perspective idéale pourvu qu’il n’y ait pas d’Italiens.