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Entre la métaphysique et l’attente: les chiens de Carlo Carrà

Ettore Janulardo

Les visions spatiales de Carlo Carrà (1881-1966), si figées et intériorisées dès la moitié de la deuxième décennie du XXe siècle, parviennent à concevoir l’habitat des hommes comme une cachette de l’esprit et de ses souvenirs. S’il commence très jeune son activité et s’inscrit en 1906 à l’Académie de Brera à Milan, on découvre dans sa formation des traces du romantisme lombard et des affinités avec la variante italienne du pointillisme, le divisionnisme. Dès 1910, il participe à l’expérience futuriste, avec d’importants tableaux et des textes théoriques. Après ces expériences, attentif aux problèmes stylistiques et formels, Carrà commence sa démarche vers la peinture métaphysique en passant par un nouvel intérêt pour le primitivisme. En 1916, il peint des œuvres néo-primitives et rencontre à Ferrare de Chirico et son frère, Alberto Savinio, dont il subit l’influence. Leur collaboration continue jusqu’en 1921, lorsqu’une ultérieure évolution du processus de simplification formelle conduit Carrà à l’idéalisation géométrique du réel selon la tendance de la revue «Valori Plastici». Cette recherche d’une image archaïque le mène vers une personnelle reconstruction synthétique de la réalité.

En se consacrant à la simplification formelle de la perception italienne de l’espace et des lieux, la vision métaphysique se fond progressivement avec la tendance européenne du « retour à l’ordre ». Les constructions et les fragments des tableaux métaphysiques se présentent à notre perception historique dans le cadre de la tradition nationale: les« Valori Plastici » donnent ainsi la mesure d’une redécouverte qui ne peut se passer de la solidité architecturale du Trecento et du Quattrocento. Mais le désir d’aller au-delà de la réalité immédiatement perceptible peut se transformer en voyage dans l’au-delà, dans le monde des morts qui est aussi celui du vide, de l’absence de la construction: et cette négation se confond avec celle de la communication, impossible dans un royaume non édifié.

Et les messages qui dépassent la communication humaine et verbale, là où l’on peut croiser le museau d’un animal en tant que témoignage d’une attente et d’une atmosphère suspendue, se lient parfaitement aux suites de la saison métaphysique de Carrà. En 1916 déjà il affirme que « derrière l’idée que les hommes se sont fait de l’art le concept de puissance thaumaturgique et magique est toujours manifeste, et que les paroles, les sons, les lignes et les couleurs nous disent la divinité de l’absolu humain mieux que n’importe quel autre mode d’expression ».[1] Les chiens que l’artiste peint se situent au centre du tableau et deviennent ainsi des protagonistes nous questionnant sur les choix faits ou à accomplir: l’attente et la suspension du temps sont donc représentées par les profils d’animaux qui sont aux aguets et semblent également remplacer le protagoniste masculin de la scène, comme dans le contexte des Filles de Loth. En reprenant l’héritage des symboles artistiques de la mélancolie, Carrà nous montre des chiens capables de percevoir et ressentir ce que les hommes cachent ou ignorent, en communication avec l’inconnu et suspendus entre la terre et l’inconnu.

Nous pourrions aborder cet aspect de la production artistique de Carrà en nous référant au tableau Les Filles de Loth, peint en 1919 (Fig. 1). Huile sur toile conservée au MART de Trento – Rovereto, c’est une œuvre-manifeste marquant des nouveautés importantes dans les choix stylistiques et compositifs adoptés par Carrà. Loin de tout souvenir de la mouvance futuriste et avant-gardiste, la scène est ici figée dans l’espace et dans le temps par l’accumulation d’éléments déterminant une lecture polysémique, comme s’il s’agissait d’une stratigraphie de l’art et de la création intellectuelle. Autant pour la sélection des couleurs – des teints mats ou terreux – que pour la disposition des éléments matériels – les reliefs rocheux, les constructions – le tableau nous plonge dans les atmosphères archaïques à la Giotto évoquées dans la mouvance de la revue « Valori Plastici » (active du 15 novembre 1918 au 1921), censée représenter le nouveau départ de l’art italien après les anneés des avant-gardes et les drames du conflit qui s’était achevé quelques jours auparavant. A côté des articles et des contributions critiques de Savinio, qui souligne le caractère anti-futuriste et les atmosphères suspendues du nouvel art national, parmi les premières voix s’exprimant dans cette revue on peut remarquer celle de Carrà, dont le texte Le cadran de l’esprit paraît offrir une clé de réflexion sur les développements de ses choix esthétiques :

« L’univers m’apparaît tout en signes et à la même distance : comme sur un seul plan réglementaire. Pourtant, je vois la limite qui est encore très loin, et le chemin qui monte vers Dieu est toujours long.

Ici, je doute de pouvoir atteindre cette intensité d’expression absolue à laquelle j’aspirais, ainsi que ce degré de perfection imparfaite que produit également un organisme vivant ».

Et la une du numéro un de la revue pour l’étranger est consacrée à la reproduction d’une scène qui va s’avérer emblématique pour la nouvelle figuration proposée par Carrà : comme le tableau homonyme, la lithographie sur Les filles de Loth met en scène une lecture de l’épisode de la Genèse se structurant selon les modèles de la tradition picturale italienne mais divergente par rapport à d’autres représentations artistiques. A côté de la volonté du peintre d’aligner les personnages sur le même plan – ce qui est particulièrement évident dans la toile – comme s’il s’agissait des protagonistes des scènes de Paolo Uccello, dont écrit l’artiste : « j’ai regardé l’œuvre de Paolo comme d’autres regarderaient un miroir »;[2] la construction volumétrique des deux femmes fait appel à la capacité de synthèse propagée par les avant-gardes ; la définition du sol et sa montée vertigineuse le long de la verticale ne sont pas sans rappeler les planchers proposés par de Chirico dans sa saison métaphysique ; l’orchestration des rochers et de la végétation semble se référer aux fresques de Giotto – auquel Carrà allait consacrer ses réflexions dans Parlata di Giotto où il écrit « Dans le silence magique des formes de Giotto notre contemplation s’apaise »[3] –, de même que le chien au milieu de l’image fait penser à la figure canine peinte par Giotto dans la Chapelle des Scrovegni à Padoue pour l’épisode de Joachim parmi les bergers.

Mais ce qui différencie le chien proposé par Carrà dans son tableau de la scène de Giotto, c’est le rôle central et tout à fait spécial que le peintre lui attribue : bien que caractérisé par sa pose, le chien peint par Giotto est parmi d’autres animaux et les bergers face à Joachim, tandis que dans la toile de Carrà, par sa valorisation au milieu du premier plan, sa pose hiératique et son dialogue muet avec l’une des filles de Loth, il monte au rôle de protagoniste dans l’espace et dans le temps. Si l’une des filles de Loth semble se présenter à sa sœur comme s’il s’agissait de la scène de l’Annonciation, en s’agenouillant face à l’autre fille debout, c’est le chien qui va s’approcher de la jeune femme en construisant avec elle une relation de lignes diagonales et de regards vers le haut, ce qui n’arrive pas à la fille à la lisière de l’habitation.

Si le sujet des Filles de Loth est largement répandu dans l’histoire de l’art, et si l’on peut découvrir des tableaux d’aire flamande où un chien s’accompagne au groupe des trois personnages, les choix opérés par Carrà rendent son tableau une composition à peu près unique dans la tradition picturale. L’artiste exclue toute focalisation sur l’aspect sexuel de l’épisode biblique : en s’éloignant du traitement voluptueux des corps des filles à côté de leur père, le peintre organise la toile comme une scène théâtrale où l’on ne perçoit pas la phase centrale et dramatique de l’histoire mais plutôt un moment différent, pour lequel le « spectateur » va opérer une synthèse mentale par le biais des connaissances traditionnelles dont il dispose. Et la vision des avant-gardes reste ainsi tellement importante que Carrà n’hésite pas à exprimer de l’admiration pour « l’ossature cubiste de ses [de Giotto] peintures », qu’il peut considérer « comme des ensembles plastiques ».[4]

Ce déplacement par rapport à la focalisation sur le temps de l’action est doublé et constitué – au point de vue figuratif et symbolique – par l’image du chien. Si quelqu’un a pu voir dans le dessin de la lithographie une forme s’apparentant à celle d’une licorne, reste le fait que le chien du tableau se présente comme une sorte d’emblème héraldique : témoin de la rencontre entre les deux sœurs, il remplace l’image du père dans la scène imaginée par Carrà et paraît se proposer en symbole de quelque chose se situant au-delà de la compréhension immédiate. A côté de quelques représentations de la Renaissance jusqu’au début du XXe siècle[5] où des chiens constituent souvent un élément du décor, une autre image canine est présente dans une estampe, Mélancolie I, réalisée par Dürer en 1514 ; mais on peut remonter le cours du temps pour mentionner le dieu Anubis, dont la tête n’est pas sans rappeler les traits dessinés par Carrà pour le museau de son chien : et ce type de références, avec le choix iconographique spécial déjà évoqué, nous portent à l’interprétation de ce chien en tant qu’élément entre le passé et l’avenir, entre le monde humain et le surnaturel.

D’autant plus que le message biblique ne se montre pas bienveillant à l’égard des chiens – « Mais parmi tous les enfants d’Israël, depuis les hommes jusqu’aux animaux, pas même un chien ne remuera sa langue, afin que vous sachiez quelle différence l’Éternel fait entre l’Égypte et Israël » (Exode 11:7) ; « Gédéon fit descendre le peuple vers l’eau, et l’Éternel dit à Gédéon: Tous ceux qui laperont l’eau avec la langue comme lape le chien, tu les sépareras de tous ceux qui se mettront à genoux pour boire » (Juges 7:5) –, la solution iconographique adoptée par Carrà semble correspondre à l’abandon de la suggestion purement énigmatique des œuvres métaphysiques d’origine « dechirichienne » pour parvenir à une dimension potentiellement spirituelle, où la mémoire des temps se fait message religieux par le biais d’un être non-humain mais proche de l’humanité comme un chien.

Si le tableau des Filles de Loth se situe à un moment de passage, pour Carrà, vers une phase nouvelle de sa production artistique, il reste néanmoins l’une des références de son imaginaire artistique jusqu’à la dernière période de son existence. L’on garde le tableau Les Filles de Loth III – huile sur toile de 1940(Fig. 2) conservée aux Musées du Vatican – où nous retrouvons les mêmes trois personnages, avec le chien qui pointe encore son museau vers l’une des filles, mais le contexte paysager abandonne ici les réminiscences des « primitifs » italiens, si chères au climat des « Valori Plastici », pour s’adonner aux visions linéaires et nuageuses de sa production mûre. Mais avant cette version il y en a eu un autre vers 1925, Les Filles de Loth II (Fig. 3),détruite par l’artiste et dont il reste une eau-forte: la deuxième version s’apparente à la première pour les collines rocheuses et la pose du chien, mais elle prépare déjà la troisième pour la géométrie cubique de la structure édifiée.

L’attention de Carrà pour l’image canine se retrouve dans un tableau de 1926, L’attente (Fig. 4), dans une collection à Florence. Bien qu’il s’agisse d’une interprétation semi-vernaculaire des cadences du « réalisme magique » des années Vingt, la toile reproduit le cadrage habituel des scènes déjà présentées, avec davantage d’attention anecdotique pour les collines et la végétation, en nous rappelant les phrases de Carrà sur la perception naturelle chez Paolo Uccello : « Connaissant parfaitement les choses de la nature, il était un des rares artistes doué d’une puissance mentale apte à la trouvaille ».[6] A la lisière d’une habitation dont les lignes géométriques et la perspective en fuite nous apparaissent bien connues – passage constituant une sorte de limen entre la vie quotidienne et l’attente d’un au-delà à déchiffrer – une femme debout pourrait constituer l’évolution âgée des filles déjà rencontrées. Et au milieu de la scène, protagoniste capable peut-être de percevoir des signes pas encore évidents ou guide sensible pour un voyage sans retour, un petit chien noir pointe son museau avec de l’attention et de la patience, tel qu’un psychopompe du XXe siècle artistique.

Quelques années avant sa mort, en 1961, une lithographie de Carrà revient sur le sujet des Filles de Loth (Fig. 5) avec une scène similaire à celle de la deuxième version, en montrant l’habilité de construire une image épurée et légère qui se situe entre les traits graphiques sophistiqués proposés en 1919 et les solutions plus simples adoptées par la suite. Et le chien dans cette lithographie ne fait que rappeler, tout au long des années, une forme de sentiment d’amour et de respect pour un animal devenant enfin l’emblème d’une anima, d’une âme.

(Fig. 1) Carlo Carrà, Les Filles de Loth, 1919, huile sur toile, MART Trento - Rovereto

(Fig. 2) Carlo Carrà, Les Filles de Loth III, 1940, huile sur toile, Musées du Vatican

(Fig. 3) Carlo Carrà, Les Filles de Loth II, 1925, eau-forte, collection particulière

(Fig. 4) Carlo Carrà, L’attente, 1926, huile sur toile, collection particulière

(Fig. 5) Carlo Carrà, Les Filles de Loth, 1961, lithographie, collection particulière

[1] C. Carrà, Peinture métaphysique, édit. fr., dans C. Carrà, L’éclat des choses ordinaires, Paris, Images Modernes, 2005, p. 153.

[2] C. Carrà, Paolo Uccello costruttore, édit. fr, dans C. Carrà, L’éclat des choses ordinaires, cité, p. 281.

[3] C. Carrà, Parlata su Giotto, édit. fr, dans C. Carrà, L’éclat des choses ordinaires, cité, p. 268.

[4] Idem, p. 271.

[5] Mais il faut au moins rappeler Giacomo Balla et son Dynamisme d’un chien en laisse (1912).

[6] C. Carrà, Paolo Uccello costruttore, édit. fr, dans C. Carrà, L’éclat des choses ordinaires, cité, p. 283.

 

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